Pavel referma le caisson réfrigérant d'un coup sec. Encore une innocente victime de Russian Roulette qui venait de passer entre ses mains expertes. Le légiste retira ses gants d'un geste rapide, comme s'il souhaitait passer immédiatement à autre chose. Et pourtant, il lui fallait encore rédiger un long et laborieux rapport, où il noterait tout ce qu'il avait constaté au cours de l'autopsie. Bien sûr, ces derniers temps, les autopsies se suivaient et se ressemblaient toutes. Pavel avait définitivement tiré un trait sur les accidents banales de la vie quotidienne. A la demande du FSB, il avait en charge les meurtres liés à RR. Du coup, la majeure partie de sa vie était désormais construite autour de gens qui étaient morts par balle, avant d'être mutilés de la plus horrible façon qui soit. Ses autopsies tournaient presque à la routine: sitôt un corps posté devant lui, Pavel inspectait immédiatement les tempes, ajoutant ou non une victime de plus sur la longue liste du tueur en série. Le reste n'était que secondaire.
Son dernier cas n'avait donc pas échappé à la règle. Des traces de plomb dans le crâne, des boyaux à l'air libre, la vision était difficile à supporter. Peut être était ce l'habitude, mais voir ces gens ne peinait pas Pavel outre mesure. Bien sûr, en tant qu'être humain, il éprouvait de la pitié, et du dégoût face à ces chaires en décomposition qui s'entassaient de jours en jours dans sa morgue. Mais face aux corps en eux même, il restait très détaché. C'était l'une des premières leçons à retenir en optant pour une carrière comme la sienne. Se sentir davantage concerné pouvait mener à la folie pure et simple.

Scalpels et autres instruments chirurgicaux nettoyés, Pavel jeta un oeil derrière lui pour s'assurer qu'il n'avait rien oublié. La pièce était impeccable et d'une blancheur immaculée, et seul le bruit sourd des frigos venait briser l'atmosphère paisible qui se dégageait du lieu. Estimant que son travail dans cette partie du bâtiment était terminée pour ce soir, le légiste éteignit la lumière et referma la porte derrière lui, se dirigeant déjà vers son bureau. Il ne sut combien de temps il était resté là avant qu'un bruit suspect ne le dérange en plein travail. Il n'avait pas la notion du temps, et n'avait pas pensé à jeter un oeil à l'horloge qui était suspendue sur l'un des murs gris de la pièce. Il avait l'impression de piétiner dans son rapport, sachant que comme d'habitude, tout serait à récrire le lendemain, selon les convenances du FSB. A cette pensée, il soupira, agacé de les voir s'incruster en permanence dans les affaires de la morgue. Bien sûr, à situation particulière, mesure particulière, mais Pavel n'acceptait pas qu'on lui apprenne comment travailler.
Posant son stylo sur le bureau, il déposa sa tête entre ses mains, et réprima un bâillement. Ce ne fut qu'à ce moment qu'il posa les yeux sur la pendule, et réalisa que la nuit était déjà bien entamée. Déjà qu'il détestait les heures supplémentaires, en faire sur ces cas bien précis le rebutait plus que jamais. Avalant une gorgée du café froid qui restait encore dans le fond de sa tasse, il entreprit de se remettre au travail. Mais à peine avait il replongé le nez dans la paperasse qu'un bruit sourd vint le tirer de là. Il lâcha son stylo et tendit l'oreille, en quête d'un nouveau bruit. Rien ne vînt, mais par précaution, il décida d'aller jeter un oeil. Parfois quelques gamins à la recherche de sensations fortes déjouaient le système d'alarme et entraient par effraction dans la morgue. Visiblement, pour certaines personnes, toucher la peau d'un corps sans vie relevait d'un jeu. Pavel n'avait comprit cette fascination morbide, lui dont le taux d'adrénaline ne grimpait plus depuis longtemps dès lors qu'il se trouvait en présence d'un cadavre. Mais par prudence, donc, il entreprit de quitter son bureau pour inspecter les alentours.

S'armant d'une lampe torche pour éviter de prévenir trop longtemps à l'avance de son arrivée, il s'avança dans les couloirs plongés dans la pénombre. De jours, la morgue n'était pas très engageante: ses murs froids et son implacable silence n'encourageaient pas à revenir. Il faut dire qu'hormis les employés eux même et quelques personnes du FSB, les seuls qui foulaient le sol de la morgue étaient généralement les familles des victimes venues identifier les corps. Et ceux là, bien sûr, espéraient ne plus jamais avoir à approcher du vieux bâtiment où travaillait Pavel. De nuit, l'ambiance des lieux rappelait celle des mauvais films d'horreur, où le danger semblait être à chaque coin de mur.
La progression du légiste n'était pas très rapide. Il ouvrait chaque porte avec prudence, et s'assurait que personne n'avait touché à quoi que ce soit. Enfin, il arriva à la chambre froide. Là où la plupart des corps, ceux dont les autopsies étaient déjà achevées, et dont on n'attendait plus que quelqu'un les réclame, étaient alignés. Une succession de tables en métal dont chacune supportait le poids d'un corps caché par un simple drap. Seuls dépassés les pieds, où pendaient lamentablement une étiquette, seul vestige de l'identité du mort allongé là.
Pavel n'eut pas besoin de faire un pas de plus dans la pièce pour comprendre: quelqu'un était là. Sans prendre le temps d'hésiter plus longtemps, il alluma les lumières de la pièce. Les néons s'allumèrent aussitôt, diffusant une lumière blanche et presque violente dans la pièce. Pavel cligna des yeux un bref instant, avant de se mettre en quête de l'intrus. Il ne mit pas longtemps à l'apercevoir. Encore un sale gosse qui voulait voir un cadavre de plus près... Ou du moins, était ce l'impression que cela donnait, à première vue seulement.